Les amis de monsieur
Avec deux jours d'avance, je fais ma langue de pute en singeant Fragson.
Parce qu'il y a fort peu à parier qu'avant la fin de janvier quelques bons voeux retardataires prennent le chemin téléphonique de mon humble demeure. Mais pourquoi subitement s'attacher à une telle politesse aussi formatée et abyssale que celle-ci ?
Eh bien, en toute réalité, c'est juste façon pour moi de mettre en exergue l'occulte inanité qui peut quelquefois caractériser les relations que nous développons par procuration. Je souhaite ici d'avantage appuyer sur la vanité des choses que sur celle, à proprement parler, des gens. Sans compter que, dans le cas qui m'occupe ce soir, j'ai véritablement de l'estime pour ceux que j'ai fréquentés. Pas de crachat dans la soupe ; je suis très bien élevé.
Aussi, j'en veux pour éclaircissement la petite troupe sartenaise que j'ai féquentée une saison durant suite à mon collage d'automne. Alain et sa bande d'amis, tous issus du même milieu professionnel, passionnés et passionnants, quasiment du même âge, voués à se croiser le jour, se rencontrer le soir et boire un peu, si peu, la nuit en refaisant leur monde. Un plan simple, en fait, comme celui que nous pouvons trouver chez chacun de nous. Sauf que, lorsqu'un élément initialement célibataire ne l'est plus, que faire ?
Rien, ou plutôt tout, en fait. On l'accueille à bras ouvert, on lui sert un verre ou davantage (en ce qui me concerne, c'est plutôt davantage et c'est d'ailleurs proportionnel à l'excellente compagnie), on lui demande comment il se prénomme, où il habite, ce qu'il fait... Pas exactement le questionnaire de Proust pour autant ; simplement les civilités d'usage...
Et après tout reprend. En d'autres termes, les conversations restent les mêmes, ce qui tend à devenir ostracisant lorsque, à mon instar, l'on est titulaire d'un petit poste de petit agent dans un petit hôpital local. Difficile de faire rêver son monde avec des cartes de Sécurité Sociale, si m'en croyez !
Pas exactement complexé cependant puisque je sais parfaitement parler d'autre chose lorsqu'il le faut. Le seul hic, c'est que je n'ai plus à mes côtés le talent de lancer le sujet qui fédère. Je suis devenu, avec le temps et les mauvaises expériences, bien plus passif qu'actif dans cet art délicat de la socialisation. Du coup, je finis par subir les apartés, les private jokes et les comptes-rendus de la semaine que ces gens-là auraient tendance à faire bien malgré eux. Et c'est là où se révèle l'entière quintessence du fond même de ce qui nous lie ensemble, à savoir ce seul autre que chacun fréquente à sa façon, moi bibliquement, eux au moins professionnellement voire amicalement.
Voici dès lors deux bons mois que je me suis évadé du jour au lendemain de cette histoire et pas un seul signe spontané, pas une seule recherche de ma personne, rien qui ne ressemble à la prise de température qu'une rupture, aussi douce soit-elle, pourrait laisser induire.
La vérité est bien là, flagrante et criante : sans lui, je ne suis rien. Et réciproquement, je suppose, au vu de mon propre silence, de ma léthargie de bon aloi.
Faut pas se leurrer lorsque l'on est une plante verte et que l'on aimerait jouer les séquoias : on ne vous voit pas, on vous pose simplement dans un coin en attendant que ça pousse... Ou que ça passe.