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Journal de l'autre bord
5 juillet 2004

L'indigente sublime

Un mois en soi, c'est peu, c'est presque rien.

Mais c'est déjà assez pour en amasser des vérités, des déclarations de derrière le lourd rideau, celui de la bienséance, celui des convenances, avant de l'entendre jeter en pâture son rôle, texte convenablement appris et unilatéralement éprouvé, écarté de tout accroc, telle une ode à la liberté qui se voudrait exempte d'un quelconque jugement péremptoire. Loin d'elle une telle infâme idée. Mais cela ne trompe personne, et surtout pas moi.

Parce que je la connais, je la sais par coeur. Elle m'aura donc enfin appelé ce soir, avec cette voix faussement anodine dont je ne supporte pas la moiteur pour l'avoir vue, elle, bien trop souvent, en utiliser l'illusoire et dérisoire paravent. De la résonance du discours policé qu'elle m'imposait d'écouter aux outrances que mon envahissante adolescence lui aura en conclusion inspirées, le monologue ripoliné de départ aura alors viré à cette incontournable et tardive rixe que sa participation à ma petite vie d'homme m'ordonnait depuis un bail non renouvelable.

Parce que c'en est trop. Longtemps se taire, des années de soumission sans rébellion aucune, seuls des pleurs et des suicides désorganisés en tous genres dans la tête, des pardons, encore et encore, de l'acceptable comme de l'intolérable, mais toujours, ici ou là, un espoir, un bête et indécrottable espoir : une preuve d'amour, une seule, un jour. Peut-être ?...

Malheureusement, ô oui, très malheureusement, le gimmick de ma mère, ce leitmotiv si efficace, s'articule à peu près ainsi à chaque carrefour qui se présente à ses mains : "c'est au-dessus de mes forces". Voilà bien, en effet, le meilleur résumé de ma génitrice, chaque décision délicate prend cette inaccessible hauteur contre laquelle elle ne peut vraisemblablement rien.

Dire et démontrer ses "je t'aime" à un enfant, innocent et aimant, qui lui rappelle le drame de son premier mariage, c'était certes éminemment impossible. Ne pas en avoir honte quand il ne correspondait pas à son stéréotype crétin, c'était encore un obstacle insurmontable. L'aider à s'épanouir tant bien que mal dans l'univers infernal qu'elle cautionnait n'était pas aussi concevable que de lui infliger, activement ou non, toutes sortes d'humiliations diverses, de décisions disciplinaires à vomir. Faire semblant de s'intéresser à lui quand il avait enfin eu le bonheur d'être incarcéré à cinq cents kilomètres d'Eux et de libérer son plancher, point jouable non plus. Forcément, cohabiter une symbolique demi-heure avec son père, au mariage si sexuellement rassurant de leur enfant, aurait fait passer le Débarquement pour une kermesse de patronage...

Alors, s'il avait fallu rencontrer, au delà de quinze minutes, la personne qui fait aujourd'hui battre mon coeur, ce serait fatalement impossible pour sa moralité de chrétienne non pratiquante, cette chrétienne qui s'arrange pourtant avec le ciel, avec d'autres, en certaines occasions follement réjouissantes. Mais, ne sois pas vindicatif, petit bonhomme : ta mère te laisserait, et cela fort volontiers, le panache, magnanime parente, pour ne pas te faire (que dis-je ? nous faire !) cet affreux mal qu'un flagrant délit d'hypocrisie nous donnerait à endurer, si des fois si...

Une fois en son existence, dans cette vie forcément ratée, tout comme dans celle qu'elle a contribué à me pourrir tout autant par les racines les plus profondes, il y avait une énième chance, la dernière, l'ultime possibilité : me donner un quelque chose d'elle, quelque chose qui lui coûte davantage que ce superflu dérisoire dont elle imagine à tort le coeur d'airin, histoire de s'acheter une conscience regardable devant sa glace sans teint.

Mais Sylvie ne peut pas, Sylvie ne sait pas. Ce n'est pas totalement sa faute d'ailleurs à Sylvie, mais cela pourrait volontiers être un peu la mienne quand même, à bien si pencher un peu... Bien entendu, bien entendu.

Alors je n'entendrai plus, je ne l'entendrai plus. Et, à vrai dire, rien ne changera vraiment au vu de la dizaine d'heures que nous aurons potentiellement partagées en cinq ou six années. Elle n'avait pas grand chose de sincère à me dire jadis, ni sur elle ni sur moi, mais elle savait depuis toujours rivaliser d'emphase et d'enthousiasme sur la vie exemplaire et tellement utile de Johnny et Laetitia. Des gens accessibles, des parents imaginaires bien sous tous rapports ; bien entendu...

Ma mère est donc définitivement restée misérable, au sens strict du terme, les mains vides, les poches au vent, le coeur flétri de cette pauvreté, de ce fléau qu'elle aura suscité par son comportement que je crois honnêtement empreint d'un égoïsme qui s'ignore fièrement. Car d'une vie de femme ratée, chacune aurait néanmoins su réussir le challenge d'être une vraie maman, d'étendre simplement les bras, la bouche, le coeur à son petit garçon, ce petit Jérôme tellement ostracisé à l'école, déjà mal dans sa peau, enfant bien élevé qui la croyait encore la plus belle du monde. Chacune, mais pas elle ; surtout pas elle, surtout pas Sylvie.

Car c'est au-dessus de ses forces, bien entendu.

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Commentaires
M
Très belle plume.<br /> Très émouvant car transparent et nu.<br /> Beaucoup d'échos.<br /> Merci
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