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Journal de l'autre bord
6 mai 2004

La gueule à la récrée

J'ai passé toute une vie à éviter soigneusement cela.

Déjà enfant, membres débiles et couardise légendaire, je cultivais ce soin jaloux à devenir le gamin préféré de toute grand-mère qui se respecte, le parfait petit ange bien élevé, tranquille, poli, celui qui ne revient assurément jamais les genoux en sang et le T-shirt déchiré pour avoir attisé sa haine sur un petit camarade qui lui aurait piqué son choco BN du quatre heures.

Moi, j'aurais davantage été du genre à acheter la protection du gros balaise d'en face, quarante kilos tout mouillé, en le payant en pains au lait ou avec des barres de chocolat Poulain. Seulement voilà : je n'ai jamais eu de trésors suffisants à demeure pour pouvoir les distiller stratégiquement dans la cour et m'assurer définitivement une forteresse dans les coups de poings d'un autre.

Alors, j'ai traversé, tant bien que mal, tant que j'ai pu, toutes ces années d'école et de collège, objet de risées comme de quelques chahutages défavorables, tous ces petits riens qui vous rendent la vie scolaire insupportable, l'angoisse au ventre de traverser un couloir trop exigu, une cour trop exposée où la démarche mal assurée trahit lestement une hantise suintante. C'était avant ; cela s'est tassé avec le temps, avec l'abandon des lieux potentiellement dangereux, ces univers où l'on fréquente, bon gré malgré soi, toute une faune qui nous ressemble. En forcément plus musclé.

Foin de bars, fi des boîtes, et pour cause (souvent divine), je me suis fondu dans des instants sans danger aucun, dans un monde de bonnes manières, de celles qui nous apprennent à tendre gentiment la joue gauche... C'est certes niais, mais tellement chrétien...

Les années ont passé, je suis devenu un homme d'après mon état civil, et si mon gabarit s'apparente davantage à la crevette grise qu'à sa consoeur rosée c'est, je suppose, un peu de ma faute, ayant éternellement eu du mal à conjuguer l'idée d'être sportif avec la bête expression du bonheur, celui qui me réchaufferait le coeur.

Peine perdue donc que d'imaginer un jour pouvoir impressionner quiconque par ma chair. J'ai très logiquement privilégié l'esprit, les mots qui blessent, la réplique assassine qui fait mouche, à la fin de l'envoi. Et cela m'a relativement réussi dans les balises que ma prudence m'imposait.

Jusqu'à ce mercredi dernier, huit jours déjà, où tout dérape, dans un moment, un scénario que je n'avais absolument point prévu, un revirement de situation hors champs du possible, l'instant T où je comprends combien je suis à la merci d'une âme par delà trop agitée. Et en ce monde corse, plus qu'ailleurs, résident quelques bulbes un peu trop canardés par le soleil comme cette ineffable amibe altière que j'ai dû endurer lors de mon arrivée, quatre mois dans un bocal enfumé, au crochet professionnel de son alter ego, l'autre capricieuse, aussi insane qu'antipathique.

J'ai fui depuis, sur l'autre rive, par la grâce de chaises musicales, mais l'inimitié est visiblement demeurée ces deux années durant où pas même un bonjour ne s'est échangé depuis. Alors, il suffit d'un rien, d'une seule étincelle, pour que le feu embrase la bêtise d'un être. Et me tombe dessus, ni moins ni plus.

J'étais venu pour dire un merde définitif à mon chef, pour hurler plus fort que tout, pour remettre ses dérives à leur place, lui intimer de cesser son infâme boulimie de laine sur le dos des autres. Ce fut un succès immense ; jusqu'à ce lui, cet interventionniste subitement parano, ce demi-fou intempestif, ce chien de Cerbère dévoué à la cause de sa copine d'à côté, supposée (à tort) concernée.

L'agression verbale, pourquoi pas... Je venais d'en faire autant contre ma hiérarchie. Mais me retrouver plaqué contre le capot de voiture d'une de mes collègues, les menaces les plus folles en prime, voilà un nouveau monde où je n'avais jamais posé le pied, en une trentaine d'années de vie dédiée à pacifier de mon mieux !

Il était parfaitement exclu que j'imagine, ne serait-ce qu'une seconde, à répliquer, à répondre de mes mains quoi que ce soit, dans le cadre juridique de mon emploi étatique. Un blâme, une sanction quelconque, ne m'aurait nullement grandi. Mais cela tombait plutôt bien en fait : je n'en aurais nullement eu les moyens. Tel est le fond du problème, la cristallisation de mon incompétence à défendre mon intégrité, ou celle de quelqu'un que je pourrais aimer, si des fois, si...

Rien n'a changé dès lors ; j'ai dû l'avoir quelque peu oublié en m'imaginant dans un espace adulte et responsable. Seulement, voilà : certains n'ont pas réellement quitté leur bac à sable.

Pas étonnant que l'on risque encore de se retrouver, un beau jour, quelque peu humilié et de se prendre, même à mon âge, un méchant coup de râteau dans la tête.

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